Le Roi des Aulnes de Michel Tournier : analyse des grands thèmes

À l’occasion de la publication de l’œuvre de Michel Tournier dans la collection La Pléïade (Romans/Le Vent Paraclet), j’ai écouté à la radio une analyse du Roi des Aulnes, œuvre ayant reçu le Prix Goncourt en 1970. Cela m’a décidé à lire ce livre que je ne connaissais pas encore. J’avais déjà lu Vendredi ou les limbes du Pacifique du même auteur et j’en gardais un riche souvenir. Les œuvres d’art ne s’épuisent bien sûr pas dans le commentaire et l’analyse. Je présente ici seulement ce que j’ai tiré de ma lecture, pour vous donner peut-être l’envie de la lire aussi. C’est une œuvre réellement spirituelle, apte à alimenter une méditation sur notre monde.


Saint-Christophe dans la Seconde Guerre mondial

Michel Tournier a lu les quarante-deux volumes du procès de Nuremberg, a rencontré l’ancien chef des jeunesses hitlériennes ainsi que le chef des Napola (écoles militaires créées par la Schutzstaffel). Il a ainsi récolté une matière qu’il utilise sans la modifier pour écrire avec précision sur le régime.


Le récit se nourrit également de mythes et de récits imaginaires. L’histoire de saint Christophe, telle que racontée par Jacques de Voragine, est comme le dessin qui sous-tend la réalisation d’une peinture ou le fil de chaîne qui sous-tend la construction d’une étoffe. La destinée du héros, Abel Tiffauges, suit donc les traces du saint. Saint Christophe cherchait à servir le plus puissant du monde. Il se mit successivement au service d’un puissant roi, puis du diable, avant d’être le serviteur de Dieu. De même Abel servit Nestor, avant de servir le régime nazi et, finalement, un enfant juif nommé Éphraïm, dont la science religieuse est très grande. Dans l’histoire de saint Christophe, Dieu donne la preuve de son identité en faisant fleurir un bâton planté par le saint dans la terre devant sa maison. Abel mourra noyé dans une terre de marécages, en portant l’enfant dont le nom est lié à la notion de fructification.


Abel est sans attache et décrit comme « ni beau ni intelligent ». Il présente, dès le collège, un tempérament propice à la dévotion, ou du moins à servir. Son père ne semble éprouver aucun sentiment paternel à son égard. Le cheminement d’Abel vers la Prusse-Orientale ressemble aussi à une quête pour trouver le père ultime, Dieu-le-Père.

L’histoire de saint Christophe fait écho au mythe d’Atlas sur laquelle Michel Tournier s’attarde également. Car le saint ayant porté le Christ s’exprime ainsi « Tu m’as tant pesé que si j’avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j’aurais eu plus lourd à porter ». Abel se compare également au Abel biblique. Comme lui, il est un nomade. Le héros du livre est proche des animaux et sait vivre en harmonie avec la nature, quand le personnage de la Bible est berger.


Pour aller plus loin, j’invite à lire le mémoire de Master 2 de Marie di Fratello, rédigé sous la direction de Marie Scarpa et achevé en 2011, qui se consacre à l’étude des personnages.


Pour prendre de la hauteur

Comme l’architecture du roman est solide, Michel Tournier s’autorise des digressions sans que le lecteur se perde. Elles sont plus denses dans la première partie du roman, qui est rédigée sous la forme d’un journal intime, partie dans laquelle le personnage se dévoile progressivement par touches alternant passé et présent. Cette partie préfigure aussi la destinée qui l’attend.


Ces digressions sont autant d’analyses, plus ou moins longues, toujours brillantes et souvent décalées. Parmi elles, on trouve un développement sur le rapport des citoyens à l’administration qui aboutit à l’étonnante conclusion que « l’âme humaine est en papier », une relecture d’un passage de Pinocchio, une réflexion sur la photographie (Michel Tournier est l’un des fondateurs des Rencontres d’Arles), une comparaison entre communisme et hitlérisme qui aboutit à opposer acquis (éducation) et inné (naissance), ou encore une analyse de ce qui sépare l’enfant et l’adulte dans leurs rapports au concept de guerre.


À titre d’exemple, je citerai un passage n’est pas sans évoquer le principe de Karma indien. « J’ai toujours été scandalisé de la légèreté des hommes qui s’inquiètent passionnément de ce qui les attend après leur mort, et se soucient comme d’une guigne de ce qu’il en était d’eux avant leur naissance. L’en-deça vaut bien l’au-delà, d’autant plus qu’il en détient probablement la clé ». (page 11, édition Gallimard, 1970)


L'inversion

Michel Tournier charpente également son roman autour du miroir dont la caractéristique est d’inverser la gauche et la droite. Le mot « miroir » apparaît moins que celui d’ « inversion », érigé en principe d’analyse par Abel. Le héros observe notamment des inversions malignes (qui conduisent vers des conséquences néfastes) et d’autres bénignes (qui inversement conduisent à de bonnes choses). Mais cela n’a pas pour conséquence de caricaturer les faits et les situations relatés dans le roman. Peut-être même au contraire.


Le héros qualifie son journal d’écrits sinistres. Ce journal ne consigne pas particulièrement une matière sombre, des aspects mauvais de sa vie. Le mot « sinistre » fait d’avantage référence au fait qu’il est rédigé avec la main gauche (alors que sa main d’écriture est normalement la droite). Michel Tournier aime interroger l’étymologie des mots et en tire une analyse féconde : en l’occurrence, ici, sinister, signifie « qui est du côté gauche ». Pour Abel, c’est la main, non conventionnelle, qui lui permet de « promulguer la vérité ».


Les écrits du héros sont peut-être mauvais dans le sens où il relate la vie d’une personne pour laquelle la guerre est une occasion d’épanouissement. Sans que celui-ci prenne part aux horreurs dont il ne prendra conscience que peu de temps avant la fin de sa vie, il ne fait rien pour lutter contre le régime nazi. Il le sert, à son échelle – comme d’autres Français -, mais lui, sans comprendre ce que cela signifie véritablement. Il fait preuve de ce que je qualifierais d’opportunisme inconscient.

Le héros n’a jamais trouvé sa place dans la vie qui était la sienne avant la guerre. Il subissait et était malheureux du fait d’un environnement qui ne lui convenait pas. Il continue finalement à subir la guerre mais, convaincu d’être porté par un destin exceptionnel, il trouve une force, elle-même exceptionnelle, pour supporter les conditions de vie difficile auxquelles il est exposé. La différence essentielle est que l’environnement lui correspond bien davantage : grands espaces, nature omniprésente, chaleur des animaux et rapports chastes avec des enfants en nombre. Naïf, mais sain d’esprit, (dès la deuxième page, il clame qu’il n’est pas fou), la sélection et l’examen des enfants de la Napola lui permet de satisfaire son amour pour eux et ce qu’ils représentent.


Question de point de vue

Le héros n’aime guère la compagnie des adultes et perçoit négativement les foules. La première foule décrite est celle à laquelle le héros se mêle, un peu malgré lui : celle formée par les individus qui s’amassent pour assister à l’exécution du dernier condamné à mort de France. Une autre foule, celle des Wandervögel, est présentée dans la courte biographie de Stefan Raufeisen. C’est un enfant de 15 ans dont le père meurt pendant la première guerre mondiale. Sans but dans l’existence, il trouve un sens à sa vie en se laissant emporter par la « grandiose mêlée de l’amitié ».


C’est seulement à la fin du roman que toute l’horreur du nazisme est révélée au héros, à travers le témoignage d’un enfant juif sans âge, comme un enfant de toute éternité. Tout le roman n’a finalement été construit que pour accentuer la perception de la chute. Publié en 1970, les lecteurs connaissaient déjà tout des camps. Pourtant, Michel Tournier a choisi de nous présenter le régime haïssable comme possiblement aimable. Il en a montré les facettes séduisantes comme pour répondre à la question : comment tout cela a -t-il été possible ? Sans être exhaustif, avec ce roman, Michel Tournier aborde ainsi la mécanique du régime nazi et insiste notamment sur l’esthétique des corps.


Le Roi des Aulnes : une citation pour terminer

Il faut lire ce roman. Parce qu’il pose la question du point de vue, du regard.


Le parcours d’Abel est rempli de signes à lire mais le héros n’acquiert la capacité de les analyser qu’au fur et à mesure. Le IIIe Reich bâtit aussi son régime sur les signes. Abel rencontre deux fois des personnes capables de les lire : au collège, Nestor, celui qui l’initie aux signes, puis à la Napola, le Kommandeur du château de Kaltenborn, dernier descendant d’une lignée de nobles prussiens, qui meurt avant de lui avoir fournit les clés de lecture qu’il a espéré posséder tout au long de sa vie.


Le roman interroge finalement la perception du monde par chacun de nous : « Tout est signe. Mais il faut une lumière ou un cri éclatants pour percer notre myopie ou notre surdité ». (page 13, édition Gallimard, 1970)



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